Rousseau 

Les Contes de La Pigouille -  publié en 1967 - Louis Perceau


 

 Il faut que je vous raconte comment, une fois dans sa vie, depuis son mariage, Rousseau fit la noce et quelle fut la triste fin de son aventure.

C'est de Rousseau-Rousseau que je parle. Ne vous y trompez pas. Dame ! Des Rousseau au bourg, il y en a quasi autant que de barrages sur la Sèvre de Niort à Marans. Il y a les Rousseau-Baratte et les Rousseau-Houleau, les Rousseau-Bachelier et les Rousseau-Cabourgne, Et j'en saute. Mais je veux parler de Rousseau-Rousseau, l'homme à Rousselle. Car les autres n'ont jamais passé pour des couillons. Allez donc voir un peu si c'est Rousseaude qui fait le grand-valet chez Rousseau-Cabourgne et allez demander à Rousseau-Moulecu, qui n'est déjà pas si commode, s'il laisserait sa bourgeoise lui caresser l'chine avec le manche de sa quenouille ? Mais ce pauvre Rousseau-Rousseau, bernancio ! 1 n'a jamais compté chez lui que pour la troisième roue d'un tombereau.

Du petit jour à la nuit nègre, et du premier de l'an à la Saint-Sylvestre, que ce soit fête ou dimanche, comme jour de semaine, allez, mon bonhomme marche, trime et sue ! - Rousseau, faut aller quérir de l'herbe au marais ! - Rousseau, il est grand temps d'apâturer les vaches ! - Rousseau, par ci… - Rousseau par là...

Avec tout ça en pleine métive 2, quand la sueur vous pisse tout au long des membres, au lieu d'un bon coup de vin blanc bien frais, Rousselle lui verse à regret un méchant verre de piquette. Et l'hiver, en partant fagoter dès potron-minet, alors qu'il n'y a rien de tel qu'un bon petit verre de fil-en-trois 3 pour vous réchauffer. « Allez Rousseau, bufe dans tes doigts si t'as les mains grépes ! 4 »

Au temps jadis, bien entendu, Rousseau avait fait comme les autres la noce de conscrit. Entre la ballade à Yanze, d'où il était rentré saoul comme la bourrique à Robespierre, et le lendemain du tirage au sort, où il s'était remis le cœur en place avec la tête de veau à la vinaigrette, Rousseau s'était bien payé une trentaine de cuites. Et comme il est nécessaire de conserver les bonnes habitudes, le soldat Rousseau, trois années durant, avait fidèlement suivi les traditions du conscrit Rousseau.

Mais, hélas ! Rien ne dure en ce bas monde. Rousseau put encore se payer une soulographie carabinée le lendemain de ses noces, en aidant la garçon d'honneur et les invités à jeter le balai par-dessus la maison. Puis Rousselle, qui était une maitresse-femme, le condamna aussitôt au régime de la piquette. Et quelle piquette ! Le dernier paesan de la plaine n'en aurait pas voulu pour le chien de son berger ! Cependant, depuis déjà vingt années, Rousseau devait en faire ses choux gras, n'ayant le choix pour se rincer la dalle qu'entre la piquette à Rousselle et le sirop de grenouilles...

Or, un matin de foire au bourg, Rousseau s'en fut sur la place de la Coutume, où se tient la foire aux cochons, avec un petit goret sous le bras, dont Rousselle lui avait recommandé de tirer au moins six à  sept écus de trois francs. C'est ainsi qu'après avoir attendu deux bonnes heures sans rencontrer son homme, Rousseau vit arriver La Bedoche, un de ses conscrits, et lui vendit son goret sept écus... à condition de lui payer deux chopines de vin blanc pour arroser le marché.

Je ne jurerais pas que La Bedoche ait eu, en venant à la foire, l'intention bien arrêtée d'acheter un petit goret. Il est fort probables au contraire que ce jour-là, comme aux foires précédentes, son unique intention était de faire le tour des auberges du bourg et de rentrer le soir chez lui avec du vent dans les voiles. Mais La Bedoche, en bon disciple de Bacchus, aimait à faire du prosélytisme, et sa première idée, en voyant Rousseau, avait été de le saouler pour embêter Rousselle. De là à acheter le goret pour avoir un prétaxte qui lui permît d'entrainer Rousseau à l'auberge, il n'y avait qu'un pas.

– À ta santé, camarade conscrit, dit La Bedoche.

Rousseau était déjà en train dès le première chopine. Il en commanda deux autres. Certes, le souvenir de Rousselle le troublait encore, et il n'était pas sans s'inquiéter de ce qui l'attendait en rentrant, mais après le deuxième chopine, il y pensa beaucoup moins et envisagea les évènements ultérieurs avec une certaine philosophie.

– Vois-tu, mon conscrit, dit La Bedoche, c'est core ça qu'y a de meilleur sur la terre. Les chopines, moi, c'est ma vie et ma santé. Et levant le coude, il chantonna :

     – Quand mon verre est plein,
        Je le vide.
        Quand mon verre est vide,

        Je le plains !

Rousseau avait bu jusque là sans rien dire. Mais il se sentait maintenant le cœur léger et des fourmis dans la langue. Il est vrai qu'il en était à  sa troisième chopine et que La Bedoche venait de commander un saladier de vin chaud entapant sur la table à grands coups de poing.

Quand la mère Agathe apporta le vin chaud, elle faillit choir à la renverse devant le spectacle qui s'offrit à ses yeux. La Bedoche et Rousseau, rouges comme du feu, se tenaient debout sur la table, étroitement enlacés et le verre à la main, et Rousseau – oui, Rousseau, l'homme à Rousselle – gueulait à pleine voix:

     – À le tienne Étienne,
        À la tienne, mon vieux !

        Sans ces sacrées femmes

        Nous serions tous des frères.

        À la tienne Étienne,

        À la tienne mon vieux...

Il s'arrêta pour contempler le saladier fumant, emplit son verre et reprit sa chanson :

     – Sans ces sacrées femmes
        Nous serions tous heureux !

La Bedoche s'attendrissait :

– Mon vieux camarade, y avait-il longtemps qu'on s'était pas saoulés ensemble ! T'es tout de même un frère :

     – À la tienne Étienne,

        À la tienne mon vieux !

Et Rousseau de reprendre :

     – Sans ces Bon Dieu de femmes

        Nous serions tous des frères !

À la vérité, le vin chaud versait en l'âme de Rousseau une belliqueuse ardeur et chaque verre apportait une aggravation au texte de la chanson. Les « sacrées femmes » étaient déjà devenues des « Bon Dieu de femmes ». Au troisième verre, Rousseau parlait des « chameaux de femmes ». Au quatrième...

Au quatrième, fils de la mère ! C'est là que se produisit la catastrophe. Juste à l'instant précis où Rousseau levait son verre en chantant « Sans ces garces de femmes »... il s'arrêta net et s'effondra sur le banc.

Rousselle était là, debout devant les « deux frères » avec le bâton qui lui servait à mener à boire les vaches...

Une minute après, les gens du halage étaient attiés devant leur porte par un tintamarre de tous les diables. C'était Rousselle qui ramenait son homme à la maison, non sans l'agonir de sottises et lui administrer de bons coups de trique pour lui apprendre à marcher droit – ce qui, il faut bien l'avouer, était assez malaisé à obtenir.

Et pendant que le couillon de ce couillon de Rousseau faisait ainsi publiquement amende honorable pour son infidélité à la piquette de Rousselle, La Bedoche terminait tranquillement le saladier de vin chaud.

 

 

 

1 - Juron poitevin  (approximation de la formule latine de baptême ab renoncio : j'y renonce).

2 - Moisson.

3 - Boisson d'été faite d'un mélange d'eau-de-vie, d'eau et de sucre.

4 - Souffle dans tes doigts si tu as les mains gourdes !