Comme toutes les communes de France, Coulon paie un lourd tribut à cette guerre.

 d'après les notes historiques de la sociéte généalogique et historique de Benet


 La plupart des familles perdent l'un des leurs.  Les documents ci-dessous en attestent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre des autorités militaires annonçant le décès de Louis Breillat




Après la guerre la vie reprend tant bien que mal.

Les veuves refont leur vie ou ne la refont pas. De nombreux orphelins qu'on appellera « pupilles de la Nation », beaucoup de blessés, des gueules cassées.

Venue de René de Buxeuil à Coulon en 1922

c'est un nom bien oublié mais, à l'époque, de Buxeuil était connu et adulé. C'était un excellent musicien, compositeur, chanteur avec une voix admirable.

Au début de la guerre, une grave blessure lui avait fait perdre la vue. C'était l'idole des anciens poilus. Il chantait J'ai perdu la lumière, L'âme des violons, La Légende hindoue, etc.

Lors de sa venue à Coulon en 1922, une gerbe lui fut remise par deux filles choisies parce que l'une et l'autre, Lucie Caquineau et Hélène Renaud, avaient perdu trois frères à la guerre.

Pendant l'entre-deux-guerres on essaie d'oublier, la vie reprend, l'exode rural s'accentue.

En 1939, il y a encore 62 artisans et commerçants dans le bourg de Coulon.

 

Parcours d'un expatrié après guerre 

Maurice Moinard            


 

On l’appelait « Mitro ». C’était, il est vrai, son prénom. Oh ! non pas tout à fait quand même mais son prénom était un peu trop long en fait ; son prénom entier était « Dimitro ». Quant à son nom, trop dur à prononcer pour nos bouches poitevines, il y a belle lurette qu’on l’avait oublié.

Comment était-il arrivé ici ? Mystère. Après la première guerre, celle qu’on appelait la « Grande Guerre » comme s’il y en avait des petites, il y avait beaucoup d’absents dans nos campagnes. Il suffit pour s’en convaincre de consulter les interminables listes de tous ceux dont les noms figurent sur les monuments aux morts de tous les villages. Je les ai lues deux fois par an, le 11 novembre et le 8 mai lors des cérémonies du souvenir auxquelles les instituteurs nous emmenaient, sans jamais parvenir à les lire tout entière. Encore n’y avait-il que les morts, il n’y avait point les gazés, les éclopés, les invalides, bref, tous ceux à qui la guerre avait arraché un morceau de leur vie et qui les rendaient inaptes au travail. Et du travail, il y en avait : les femmes avaient vaillamment remplacés leurs maris, leurs pères, leurs frères partis au front, mais il restait beaucoup à faire et si, dans les villes, le chômage sévissait à la suite de la fermeture des usines d’armement, il n’en était pas de même dans les campagnes. Alors, on fit appel à l’immigration, comme toujours lorsque l’on a besoin de main-d’œuvre… et de main-d’œuvre bon marché dans les pays qui sont encore plus pauvres que le nôtre, plus miséreux, plus dangereux aussi quand la liberté n’est pas assurée, quand plane au dessus de vos têtes la menace permanente, la peur du lendemain. Quand il y a des rafles au petit matin.

 

Quand les nuits sont encore plus cruelles que les jours. Les étrangers étaient 1 400 000 en 1919, 2 500 000 en 1926, plus de 3 000 000 en 1930… On a les chiffres, ceux du ministère de l’Intérieur qui délivrait les cartes d’identité… et qui les faisait payer 20 francs pièce et pour 2 ans seulement. Il n’y a pas de petit profit. Des cartes différentes pour les immigrés des villes et ceux des champs pour éviter que les villes, plus attractives, plus rémunératrices aussi, se remplissent trop vite ! Beaucoup d’Italiens, de Polonais viennent chercher du travail dans le Nord, dans les mines là où la sueur n’a pas grand prix, mais aussi dans les campagnes. Il ne sont pas difficiles, pas exigeants non plus, pourvu qu’ils aient à manger. Après la Première Guerre mondiale, la Pologne souffrait de difficultés économiques insurmontables et d’une surpopulation dans les zones rurales, tandis que la France manquait de bras. C’est alors que fut organisée ce qu’on a appelé « l’émigration par la faim ».

 

Mitro était de ceux là. Il avait quitté son pays avec un convoi d’expatriés, traversé l’Allemagne, franchi la frontière, pour être finalement hébergé dans un camp près de Reims d’où il s’était enfui. Il avait pris la première route qui le menait vers le sud, du moins, le croyait-il… Il fuyait son pays surpeuplé, las des guerres incessantes qui avaient dépecé à maintes reprises la Pologne au gré des appétits de ses voisins, la Russie des tsars, La Prusse conquérante, l’Autriche envieuse. Il avait quitté sans regret la Poméranie de son enfance, ses rivières gelées les trois quart de l’année. Il voulait du soleil, de la chaleur… et à manger.

 

Quel âge avait-il ? Impossible à dire. Trente ans peut-être, ou plus ? Ou moins ? Les réfugiés comme lui n’avaient pas d’âge. Jeunes, ils étaient déjà vieux.

 

 Comment est-il venu chez nous ? Par quel hasard ? Nul ne le sait. Il a frappé un soir à cette porte de pauvre, là où il pensait trouver des gens de son espèce Entre miséreux on se comprend peut-être mieux ? Un vieux couple, une jeune femme, jeune fille sans doute, à qui il ne pouvait être donné d’âge. Les pauvres n’ont pas de jeunesse. Une seule pièce dans cette maison éclairée – si l’on peut dire – par une petite fenêtre dont les carreaux cassés ont été remplacés par le calendrier des postes. Alors, la porte est toujours ouverte, été comme hiver, pour donner de la clarté, mais aussi parce que la cheminée fume quand la porte reste fermée. C’est par ici que Mitro est entré, sa casquette à la main, et qu’il a fait comprendre qu’il cherchait du travail et surtout qu’il avait faim. Pas facile de se faire comprendre quand on ne parle pas la langue du pays, qui d’ailleurs n’est pas le français mais un patois local que seuls les gens du village et de la commune pratiquent.

 

Il s’est assis à la table, au bout du banc, il a posé par terre sa musette contenant tout son avoir, ses papiers, son laissez-passer, sa carte d’étranger, bref toute sa fortune. Un vieux chien efflanqué est venu renifler la musette puis s’est est retourné sous la table. On lui a donné une assiette de soupe, le menu du soir. Il a mangé avec application, lentement, en regardant ses hôtes à la dérobée, comme pour se rassurer. Il était enfin au chaud, l’estomac pas tout à fait vide, presque reposé de sa longue errance. Soulagé.

 

Dans l’unique pièce de la maison, il y avait près de la cheminée quelque chose qui pouvait être un lit avec une paillasse. C’est là que les vieux dormaient. La jeune fille avait aussi un lit, une sorte de caisse en bois et puis c’était tout.

Pas de place pour le Polonais. On le conduisit à l’écurie qui communiquait directement avec la maison. C’est là qu’il passa sa première nuit, une nuit de lourd sommeil, une nuit de profond repos pour effacer ces journées interminables de marche depuis son arrivée en France. C’est à peine s’il entendit vers le petit matin le vieux qui venait traire l’unique vache, tandis que la vieille en trainant la savate venait s’occuper de la chèvre. Ainsi les jours succédaient aux jours, la jeune fille donnait à manger aux poules, au cochon, car il y avait un cochon dans chaque maison. Pour tout dire, la maison n’était pas très propre, le purin s’écoulait dans la cours, parfois dans le puits dont l’eau prenait alors une couleur inquiétante. Alors on buvait de la piquette, c’était pire. La piquette, on la fabrique avec du raisin, au moment des vendanges. On met la rafle dans une barrique, la rafle que les voisins vous ont donnée, on verse de l’eau dessus, jusqu’à la bonde, on attend que çà fermente. Alors, oui, çà pique ! C’est aigre, acide, çà vous tord l’estomac mais ce n’est pas de l’eau, c’est paraît-il plus sain. À voir… À la saison, le vieux ramassait aussi des prunelles qu’ils mettaient dans une barrique, cela faisait également une piquette au goût verdelet, redoutable pour l’estomac.

Certes, dans le village, il y a aussi une fontaine au bord de la route. L'eau y coule presque toujours. Une eau claire, limpide. Mais lorsque le vieux allait en puiser un seau, le seau était tellement sale qu’il fallait attendre un bon moment avant de retrouver une eau redevenue potable. Le vieux savait. Il avait honte et préférait s’abstenir d’aller à la fontaine, alors il buvait de la piquette.

 

En rentrant à la maison, un jour, le vieux trouva sa femme tombée près de la cheminée. Il s’en fut chez son voisin occupé à jardiner :

« Faudrait venir m’aider. Madeleine est pas bien. Faudrait prévenir le Médecin.

Il avait dit dans son langage habituel : « Madeleine est cheùte 1 »

Il revint chez lui pour ressortir aussitôt et dit au voisin :

- Pas la peine, elle est morte. »

Les voisines, alertées (tout se sait très vite dans le village) vinrent faire la toilette de la morte. On lui mit son tablier le plus neuf, son sarrau des dimanches, on lui entoura la tête à l’aide d’un grand mouchoir pour lui fermer la bouche qu’elle avait grande ouverte – les morts ont souvent la bouche ouverte, ce n’est pas beau, alors on la ferme ainsi pendant quelques heures puis on enlève le mouchoir, d’ailleurs, au bout de ce temps, la crispation des traits s’efface et le visage du mort devient en quelque sorte serein. Et bien sûr on arrêta la pendule. On arrête toujours les pendules dans la maison des morts car le temps n’a plus à être compté. On mit aussi un linge devant l’unique miroir, c’est aussi un signe de deuil, signe que le malheur vient de frapper la maison.

Le jour de l’enterrement, il faisait beau. Legris qui conduisait le corbillard en aurait presque oublié la tristesse du moment. Lui qui ne riait jamais se surprit à sourire au soleil qui baignait la nature. Heureusement, personne ne pouvait le voir, perché qu’il était sur le devant du corbillard. Combien de morts en avait-il transporté, ce vieux corbillard dont les plumets fatigués se balançaient au vent ?

Le vieux avait demandé aux voisines les plus proches de tenir les cordons du poêle. C’étaient les porteuses de brunettes. Cordon du poêle ? Quel drôle de nom ! Ce sont en effet les quatre cordons du drap qui recouvre le cercueil pendant les obsèques. Le « poile » que le Moyen Âge avait hérité du pallium romain en le déformant. Les protestants, nombreux dans l’Ouest, pour se distinguer des catholiques avaient appelé « brunette » le drap mortuaire muni lui aussi de quatre cordons tenus pendant le transport du corps, et c’est ainsi que naquirent les porteuses de brunettes.

Aux voisins les plus valides, il avait demandé de porter le cercueil. Comment refuser ? Surtout que l’habitude voulait que l’on donne aux porteurs la pièce pour qu’ils aillent au café sitôt la cérémonie terminée.

Il y eut bien sûr une cérémonie à l’église. Certes la défunte n’était pas une paroissienne assidue, elle allait à la messe le jour des Rameaux, à Pâques, rarement à Noël. Lui n’y allait pour ainsi dire jamais, sauf pour les enterrements, mais cela faisait partie des habitudes, et puis, sait-on jamais ? Il écoutait le prêtre avec attention quand celui-ci se mit à chanter Sur le seuil de sa maison. Il imagina que là haut, derrière les nuages, il y avait une maison grande comme celle du notaire où le Bon Dieu accueillait tous les morts… Puis il se dit que tout cela ne tenait pas debout. Comment pourrait-il y avoir une maison assez grande pour loger tous les morts de tous les temps, de tous les pays ? Non, vraiment, il n’y croyait pas. Alors, il pensa à autre chose, à ce qu’avait été sa vie avec sa femme autrefois quand ils étaient jeunes, à ce qu’il allait devenir maintenant qu’elle n’était plus là, à sa fille… au polonais qui s’était installé chez lui.

La cérémonie finie, on se dirigea vers le cimetière en suivant le corbillard. Heureusement, le cheval – un habitué – ne marchais pas vite, sinon, il n’aurait pas pu suivre tellement ses souliers lui faisaient mal. C’est qu’il y avait longtemps qu’il n’avait pas porté de souliers, et ceux-là n’étaient peut-être plus tout à fait à sa pointure. En vieillissant, les pieds se déforment, il vous pousse des bosses un peu partout. Lui, ses chaussures habituelles, c’étaient les sabots de bois dans lesquels il mettait chaque matin une poignée de foin frais pour remplacer les chaussettes que, d’ailleurs, il n’avait jamais eues. L’hiver, par temps de grand froid, il réchauffait ses sabots en y mettant de la braise et tout l’intérieur du sabot était doux, confortable.

Il pensait à ses sabots en allant au cimetière, à ses sabots de vergne, au sabotier qui s’appelait justement Vergnon.

Sa fille marchait à ses côtés, silencieuse puis, derrière, il y avait la famille, quelques vieilles cousines silencieuses elles-aussi. Puis un peu plus loin les voisins, les amis, celles et ceux qui assistent à tous les enterrements comme çà, par habitude, pour passer le temps sans doute. Alors, les conversations se liaient, on parlait de plus en plus fort à mesure qu’on était éloigné du corbillard, parfois, un éclat de rire fusait… Une vieille cousine se retournait, l’œil courroucé. On se taisait un moment, puis la vie reprenait le dessus.

Les porteurs déposèrent le cercueil au dessus de la fosse, sur deux madriers, et ce fut le défilé, d’abord la famille, puis tout le cortège. Le vieux se mit à la porte du cimetière avec sa fille pour recevoir les condoléances et lorsqu’il n’y eut plus personnes dans le cimetière, ils retournèrent tous les deux près de la tombe. Lui qui n’avait jamais pleuré jusque là sentit une larme couler sur sa joue, la fille eut un bref sanglot. Voilà, c’était fini.

 

Avec ses souliers qui lui faisaient de plus en plus mal, ils prirent le chemin du retour. Mitro suivait loin derrière ;

Tandis qu’ils marchaient, elle dit à son père :

« J’attends un enfant.

- Ah bon ? dit le vieux sans marquer de surprise. Alors il faudra vous marier.

Il n’avait pas demandé avec qui, il avait compris. Il fit signe à Mitro de se rapprocher.

- Voilà, lui dit-il, tu vas te marier avec Déline, dans un mois, quand nous aurons fini notre deuil.

Mitro ne dit rien. Il baissa la tête pour qu’on ne voie pas son sourire. Il était content.

Déline dit à son père

- Si c’est un garçon, on l’appellera comme toi. Si c’est une fille, on l’appellera comme maman. »

 

C’est ainsi que sous le même toit on trouve souvent trois générations difficiles à identifier, tant les jeunes paraissent aussi vieux que les vieux. Alors, elle renifla deux fois. C’était sa manière d’exprimer sa peine.

Comment cela s’était-il fait ? Comme d’habitude sans doute. Il y a des moments où il faut que les corps exultent. Les deux jeunes gens que les travaux de la ferme rapprochaient de temps en temps finirent par s’unir tout de bon sans préméditations, sans préalables compliqués. Naturellement. Était-ce de l’amour ? Rien n’est moins sûr. Ce fût simplement un accouplement.

Maintenant, il fallait assumer. Le vieux en avait pris son parti en connivence avec le destin, il en savourait même comme une sorte de plaisir et il voyait dans cette naissance annoncée comme le signe du remplacement de celle qu’on venait d’enterrer. Ainsi va la vie se disait-il puisque la vie et la mort c’est finalement la même chose, deux moments de ce que nous sommes. Pour lui, les choses étaient simples, il n’avait pas besoin de recourir aux grandes spéculations philosophiques pour comprendre le monde, il prenait les choses comme elles arrivaient.

 

Pendant un mois encore, Mitro dormit dans l’écurie, Déline sur son petit grabat et le vieux dans son lit. Les convenances étaient sauves. Dès que le mariage fut prononcé – Oh la noce avait été bien sobre ! – le vieux prit le lit de Déline et le jeune couple s’installa dans ce qui avait été le lit des vieux. Bientôt il fallu ajouter une génération sur le berceau. C’est le vieux qui avait voulu faire le berceau dans sa gocerie 2 avec quelques planches soigneusement rabotées. Ainsi – et comme dans presque toutes les maisons du village – trois générations dormaient dans la même pièce… sans compter le chien qui, lui, avait élu domicile sous la table. Trois générations qui portent le même nom et le même prénom, de quoi faire enrager les généalogistes.

 

Dormir, certes, mais il fallait aussi manger. On vivait sur soi-même avec les légumes du jardin, les quelques volailles, la viande du cochon que l’on tuait tous les ans, mais cela ne suffisait pas, il y avait toujours quelque chose à acheter et pour cela il fallait des sous.

C’est à l’épicerie du village que l’on s’approvisionnait. Quand on dit « épicerie » on devrait dire plutôt « magasin » car en fait on y trouvait un peu de tout : de l’alimentation bien sûr, des conserves, du poivre, du sel, de l’huile mais aussi des bougies, du pétrole (il n’y avait pas encore l’électricité à cette époque), du tissu (de la satinette pour les blouses que l’on mesurait avec un superbe mètre en bois), des boutons, de la dentelle des ceintures de flanelle pour les hommes et des tas de choses encore. C’est là que Déline venait acheter des macaronis pour Mitro. C’étaient les pâtes qu’il aimait bien, il ne connaissait d’ailleurs que celle-là. Elle faisait marquer le montant de ses achats, et elle venait payer quand elle pouvait, par exemple lorsqu’elle avait vendu ses œufs au marché du lundi ou bien ses lapins. Jamais elle n’a fait perdre un centime.

 

Le vieux autrefois avait fait une tournée de lait. Les laiteries coopératives que l’on appelait d’ailleurs au début des « beurreries » existaient pratiquement dans toutes les communes. Faute d’avoir des moyens de conservation, il fallait effectivement traiter le lait dans les délais les plus brefs. La traite de la veille au soir et celle du matin devaient être travaillées le jour même. Il fallait que le laitier arrive au plus tard à midi à la coopérative. Il devait donc commencer sa tournée très tôt, souvent avant cinq heures du matin car le ramassage se faisait uniquement avec une charrette à cheval. Ah ! les fermières qui, le plus souvent, étaient chargées de la traite, celles qui étaient en début de tournée n’avaient pas intérêt à flemmarder au lit ! Le laitier annonçait son arrivée au moyen d’un corne, un véritable corne de vache sur laquelle avait été greffée une anche, précaution bien inutile au demeurant car le tintamarre que faisaient les bidons en s’entrechoquant était bien suffisant. 

La charrette à lait couverte par une bâche verdâtre reposant sur des arceaux ressemblait fort à une charrette de cow-boy mais elle allait au pas lent du cheval de trait, un cheval un peu lourdaud mais rusé, un cheval intelligent qui connaissait son chemin par cœur. Rien à voir avec les galopades agricoles débridées du Far West !

Le laitier mesurait le lait avec un décalitre, il marquait la quantité livrée sur un registre puis reportait le chiffre sur un carnet que conservait l’éleveur pour chaque jour. Il marquait aussi la livre de beurre quand on lui en demandait car depuis longtemps les fermières avaient renoncé à faire le beurre elle-même ; c’était un travail fastidieux pour un résultat qui n’était pas toujours à la hauteur des espérances. Le beurre, souvent mal égoutté devenait très vite rance. Il avait pourtant fallu reprendre la baratte pendant l’épidémie de fièvre aphteuse qui avait lourdement sévi pendant les années 30. Une maladie frappait en particulier les vaches, on disait qu’elles avaient la cocote. D’abord les vaches bavaient, elle avaient l’œil brillant, allumé par une violente fièvre, puis elles se couchaient, certaines pour ne plus se relever. Une catastrophe pour beaucoup car on ne pouvait plus livrer le lait à la coopérative pendant la période de quarantaine, et cela voulait dire qu’il n’y avait plus d’argent à la maison car la paye du lait, c’était l’argent courant, le quotidien. Alors, pour ne pas jeter le lait – il fallait quand même traire les vaches deux fois par jour – on levait la crème, un crème lourde, plus jaune que d’habitude, et on faisait du beurre dont la qualité laissait à désirer mais que l’on consommait quand même. Il y avait aussi ces précautions sanitaires d’épidémie. Les autorités prenaient des dispositions draconiennes. La cocote se répandait avec une vitesse incroyable et contaminait tout un village en rien de temps, alors on installait à la porte des étables une sorte de bassin dans lequel il y avait de l’eau et du permanganate de potasse qui lui donnait une couleur violette. En trempant les pieds dans ce liquide on évitait de transporter les microbes d’un endroit dans l’autre. Ou du moins on essayait de l’éviter.

 

Pendant la durée de l’épidémie – et elle fut très longue – Mitro ne ramassa guère de lait. Il fit cependant sa tournée très consciencieusement. Il n’eût point besoin d’annoncer sa venue comme d’habitude au son de sa trompe, le boucan que faisaient les bidons vides s’entrechoquant au fond de la charrette suffisait à prévenir de son passage. Il avait un penchant pour la somnolence. Était-ce le besoin de rattraper les heures de sommeil perdues tout au long de son errance ? Toujours est-il que plus d’une fois il s’endormit pendant sa tournée, ce qui n’avait guère d’importance car le cheval, habitué depuis toujours au trajet, n’avait nul besoin qu’on le conseillât. Franchissant un jour le passage à niveau qui était près de la gare, au temps béni où il y avait encore des trains de marchandises mais aussi des trains de voyageurs, le cheval qui pourtant était intelligent ne vit pas le signal annonçant la fermeture des barrières. C’étaient des barrières à guillotine qui s’abattirent sournoisement sur la charrette au point de la couper presque en deux.

Réveillé en sursaut, Mitro ne sut que faire. Le train était là, fumant, de toutes les vapeurs de la locomotive ; le brave cheval, effrayé – on le serait à moins – essayait bien de tirer la charrette mais en vain et la garde-barrière qui était aussi chef de gare levait les bras au ciel, ce qui n’avait aucun effet. Le ciel est parfaitement indifférent à ce genre de situation. Heureusement, le conducteur du train qui avait enlevé ses lunettes pour mieux voir eut la sagesse de ne pas redémarrer malgré les protestations des voyageurs descendus sur le quai et que la perspective de rater leur correspondance mettait hors d’eux. Le plus enragé était un vieillard cacochyme qui avait un rendez-vous galant dont il avait d’avance payé les frais et qu’il voyait partir en fumée au milieu des escarbilles que la locomotive, imperturbable, jetait dans les airs. Il frappait le sol à coups de parapluie en vociférant des propos que nul ne comprenait ce qui le rendait encore plus furieux.

La garde-barrière et le mécanicien descendu de son train après avoir soigneusement serré les freins réussirent enfin à manœuvrer la manivelle qui commandait la barrière, qui consentit à se séparer de la charrette dans le fracas des bidons vides. Mitro, définitivement réveillé, put continuer sa tournée avec une charrette quasiment amputée tandis que le train repartait dans un tourbillon de jets de vapeurs, de grincements et de sifflets qui firent sortir de leurs lits les soixante-quinze riverains de la ligne de chemin de fer.

Bien que la barrière fut un peu faussée, la charrette avait bien résisté. Certes la bâche était coupée par le milieu mais le reste avait magnifiquement résisté.

 

Les choses reprirent peu à peu leur cours normal. La cocote régressait et n’était plus qu’un mauvais souvenir qui avait cependant lourdement pesé sur les trésoreries étroites de bien des ménages. Le lait revenait dans les étables et le décalitre de Mitro pouvait enfin reprendre du service. Il y avait comme une sorte de sourire dans son regard lorsqu’il transvasait le lait des seaux des fermières dans son décalitre pour en mesurer la quantité. Souvent d’ailleurs, le lait débordait et se répandait sur son tablier qui, au fil du temps, avait pris une teinte indéfinissable. Il aurait pu tenir debout tout seul tant il était en quelque sorte empesé, mais surtout il s’en dégageait une odeur puissante de lait caillé que la chaleur des premiers rayons du soleil levant rendait encore plus insupportable. Mitro, lui, ne sentait rien, tout est une question d’habitude !

 

Parfois, il était accompagné dans sa tournée par un contrôleur dont la tâche était de prélever des échantillons de lait pour en vérifier la qualité. Certains (ou certaines) « mouillaient » en effet le lait, c’est-à-dire y ajoutaient de l’eau pour en augmenter la quantité, et gare à ceux qui étaient pris car ils devaient supporter l’opprobre de tout le village. Voler la coopérative, c’était en effet voler chacun des sociétaires et la honte s’abattait sur le coupable au point qu’on a connu parfois des suicides.

Chabeaudyte, ainsi l'appelait-on, une vieille pourtant fort riche mais chétive 3 en diable put pendant des années tromper la vigilance des contrôleurs en pissant tout bonnement dans son lait car la densité de l’urine (du moins de la sienne) était proche de celle du lait et la pesette du contrôleur ne put jamais en déceler la fraude. On dit que ses héritiers, de lointains cousins, bien que lourdement taxés en matière de droits d’héritage avaient trouvé dans une cachette suffisamment de louis d’or pour payer sa succession… Heureusement l’argent n’a pas d’odeur !

Chabeaudyte fournissait aussi en lait l’épicier de la rue du Four. C’était pour elle le moyen de le vendre un peu plus cher. Les clientes qui en faisaient du fromage étaient tout épatées de voir que le lait caillait sans qu’il soit besoin d’y ajouter la présure. Elles étaient contentes de faire ainsi des économies et ne tarissaient pas d’éloges sur les vertus de ce lait si prompt à faire du fromage. Si elles avaient su ! Elles ne le surent que bien plus tard heureusement. Chabeaudyte était morte. La vérité avait éclaté le jour où un contrôleur mieux outillé avait décelé dans le lait une substance suspecte. Depuis bien longtemps les livraisons de lait de Chabeaudyte étaient surveillées. Comment en effet pouvait-elle, avec des vaches tout ordinaires, avoir tant de lait à livrer à la coopérative alors qu’elle en vendait aussi pas mal au détail ?

Chabeaudyte avait du bien au soleil. Elle avait de bonnes prairies mais elle n’y mettait jamais ses vaches, elle préférait vendre (cher) son foin. Alors, la nuit, elle se levait pour emmener paître ses vaches dans les champs des voisins, là où la luzerne ou le sainfoin, voire la garobe 4, sont bien nourrissantes. En se levant assez tôt, elle avait le temps de rapatrier son petit troupeau avant que quiconque s’en aperçût.

Mitro se posait des questions, les contrôleurs aussi, mais pas moyen de prendre la rusée en défaut ! Jusqu’au jour où une technique plus perfectionnée a réussi à confondre la coupable qui d’ailleurs n’a jamais avoué son forfait.

Mitro était content, Chabeaudyte avait été exclue de la coopérative. Les jours continuaient de s’écouler, tranquillement cependant que le monde encore une fois était pris de soubresauts, que déjà les premiers bruits de la guerre parvenaient jusque dans les villages les plus reculés.

 

Malgré tout, la vie a repris, avec son cortège de joies et de peines. Mitro ne sortait guère de chez lui, sauf les jours où il y avait la balade 5 dans le village. Alors il allait aider Bérangère à monter le parquet, et le lendemain il allait le démonter. Bérangère lui donnait une petite pièce, Mitro était content. Le jour de la balade il donnait cinq sous à son fils en lui disant  «  Ti me les rapporteras, hein ? »

Et le gamin rapportait la pièce de cinq sous bien qu’il eût très envie de dépenser un peu de sa fortune pour acheter ces sucres d’orge qui lui faisaient tant envie. La belle pièce jaune au fond de sa poche lui brûlait les doigts… mais il avait promis !

Le lendemain de la balade il accompagnait son père dans l’espoir de trouver dans le pré quelque pièce de monnaie. Il trouvait surtout des capsules de canettes de bière, mais en cherchant bien dans le fond du pré, près de la palisse, il lui arrivait de trouver deux ou trois sous échappés d’un porte-monnaie. C’est là en effet, loin des regards, que les jeunes gens un peu audacieux culbutaient les filles dans un élan vigoureux… alors les pièces s’échappaient du porte-monnaie.

 

Quand Mitro considérait qu’il avait réuni assez d’économie, il se permettait une petite privauté : au bureau de tabac, il achetait un petit paquet de tabac à chiquer, une carotte (la carotte ou plus exactement la double carotte est devenue l’emblème des buralistes). Après avoir mastiqué le tabac pendant de longues heures d’un plaisir qui lui rappelait son pays, il lançait une giclée de salive marron dans la cendre de la cheminée, mais le tir n’était pas toujours bien ajusté. Déline ne disait rien, elle avait vu son père en faire autant.

 

Un jour, Mitro et son fils trouvèrent le porte-feuille du Grand Pierre. Bien entendu ils s’empressèrent de lui rendre, mais la femme du Grand Pierre voulait des explications. Le Grand Pierre expliqua alors que, pris d’une envie pressante, il s’était dirigé vers la palisse 6 au fond du pré.

« Était-elle brune ou blonde cette envie pressante ? » demanda la femme du Grand Pierre, fière de sa répartie.

Au demeurant, la jeune femme trouvait bien des satisfactions avec le facteur, un homme dévoué, toujours prêt à rendre service, à donner un coup de main ou un coup de rein selon les circonstances. Cela se passait naturellement quand le Grand Pierre était au loin, occupé à quelques travaux champêtres.

On trouvait bien que le facteur mettait du temps à faire sa tournée, mais quoi, il faut bien que les choses se fassent ! Après tout le facteur était maître de son temps, il n’avait de compte à rendre à personne. Heureux temps !

 

Le facteur avait été pistonné par son oncle pour avoir cette tournée, c’était en effet une place convoitée. Le tonton, lui, avait eu cette tournée parce qu’il était mutilé. Sa vie durant il a fait sa tournée à pied, vêtu, hiver comme été, été comme hiver, d’une ample capote – sans doute un souvenir militaire ? Il n’avait point de sacoche mais une sorte de caisse en bois peinte en noir. Ainsi pouvait-il, tandis qu’il cheminait, apposer le tampon de la poste sur le courrier qui lu était confié. D’abord un coup de tampon sur le timbre afin de bien l’oblitérer, puis un autre coup de tampon sur l’enveloppe afin que l’on sache bien d’où venait le courrier et la date à laquelle il avait été envoyé. Les choses étaient plus compliquées avec les cartes postales. Il ne s’agissait pas de masquer un mot de la correspondance. D’ailleurs le tonton facteur prenait soin  de lire attentivement ce qui était écrit, ainsi avait-il des nouvelles de toute la famille, depuis la rougeole du petit dernier jusqu’au rhume de la grand-mère qui n’en finissait pas de passer.

En arrivant au bureau il remettait le courrier à la receveuse, tout heureuse de voir que le travail était fait. Et bien fait ! Il n’y avait plus qu’à jeter le courrier dans un sac postal pour le confier à l’autobus qui assurait la liaison avec la ville du chef-lieu. Pourtant la postière aurait bien voulu elle aussi lire les cartes postales. Elle était un peu curieuse. Mais bah ! le facteur lui raconterait demain matin car il avait une mémoire prodigieuse.

 

Mitro est mort jeune. En fait, on ne savait pas son âge car il avait toujours paru vieux. Il est mort rongé par la tuberculose en deux temps trois mouvements et Déline a suivi peu après, si bien que le jeune homme ayant perdu ses parents s’est trouvé orphelin sans avoir rien compris ! Il aurait bien repris la tournée de lait, comme son père et son grand-père, mais la mode n’était plus au cheval et à la charrette, il fallait maintenant un camion pour aller plus vite, toujours plus vite. Le jeune homme ne savait pas conduire et ça ne lui disait rien d’apprendre, alors il s’est embauché comme ouvrier dans une scierie. Il pouvait y aller à bicyclette. La bicyclette qui lui servait aussi le dimanche pour aller à la pêche car c’était sa distraction. Il faut bien s’amuser un peu.

 

Pris soudain d’un élan de modernisme, il fait installer (on ne sait comment) une douche dans sa maison. Et un jour de février, alors qu’il faisait grand froid, il décida de prendre une douche car il allait chez le médecin. Pour ne pas geler il mit en route le radiateur électrique qui se renversant, a mis le feu à la maison. Le jeune homme n’eut que le temps de prendre un caleçon pour se retrouver quasiment à poil dans la rue, regardant sa maison brûler ainsi que tous ses souvenirs. Même la charrette à lait a fini en cendres !

 

Ainsi fini mon histoire dont il ne reste rien si ce n’est qu’un peu de fumée et l’odeur âcre de l’incendie qui persiste longtemps après que les ruines ont fini de fumer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 - Tombée - chue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

  

2 - Atelier de menuiserie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

3 -. Méchante, malicieuse, de mauvaise foi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

  

 

 

4 - . Vesce, plante herbacée, et par extension fourrage vert.

 

 

 

  

    

 

 

5 -. Fête champêtre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

6 -. Haie vive.