La bujhàie à Coulon

André Savariau


Ine bujhanderie d’àutrefés avéc deùs pones en pàere é, entrmi zéles, la pllace dessu le feù pr la poeloune. 
Une ancienne buanderie avec deux cuviers en pierre et, entre eux, l’emplacement au-dessus du feu pour le chaudron.

 

 

Il était de coutume 1, dans ma jeunesse, de faire dans chaque foyer, une fois l’an, la bujhàie 2 

La bujhàie, s’il faisait beau temps, durait trois jours. Le linge était bien lavé toutes les semaines, mais les draps, les chemises de toile blanche, serviettes et torchons, n’étaient pas rangés dans l’armoire. Ils étaient mis de côté pour la bujhàie.

 

La veille d’assire 3 la bujhàie, les hommes tamisaient les cendres de bois fort (pas n’importe quel bois, du frêne ou du chêne, de préférence) conservées au grenier dans un vieux baril, ou une maie 4 pour en trier les menus charbons ou les impuretés. Elle était mise dans des sacs en toile écrue qui servaient uniquement à cet usage, qu’on étalait au fond des pones 5  sur quelques tuiles cassées, ou des bûchettes de saule, préalablement écorcées, afin de facilité l’écoulement du léssi 6. De grande barnes 7 recouvraient les cendres et étaient tendues sur l’intérieur des pones pour préserver le linge du contact de la pierre. On arrosait les cendres et on enlevait le premier jus.

  

Des racines d’iris étaient mises dans la pone. Les femmes comptaient les draps. Nous, les draules 8, allions chez les voisines et connaissances du bourg pour demander le paquet de bujhàie. C’était du menu linge qu’on portait sous le bras. À titre de réciprocité, quand les voisines faisaient la lessive. Nous frappions aux portes :

 

- Bonjour Madame ! Vous voudrez apporter demain le paquet de bujhàie ?

- Voui, mes enfants. Vous allez avoir beau temps !

 

Les cendres prêtes, les hommes sortaient les paucraces 9 du fenil .

 

- Çhau fi de gharce de draule ! L'at core pris daus paucraces pr foére daus viroléts ! 10

- L'ét hayissablle ! L'àutr jhour qu'o moullét, le courét queme ùn dératai. L'at çheù den ùn gaçot . L'étét tot échouti 11.

 

Et l’on riait de bon cœur. Ainsi allaient les jours et les saisons, et le train du monde. Le jour où l’on assiét la bujhàie.

 

 

Le travail des femmes

 

les draps étaient étalés, un à un, au fond de la pone. Les voisines apportaient leur paquet. Les femmes se redressaient, s’essuyaient les mains à leur dorne 12. On faisait un brin de causette. On s’activait, mais l’heure ne pressait pas.

Nous les draules, tirions de l’eau à la pompe pour en emplir la poeloune 13. Déjà les femmes, le vouédour 14en main, faisaient couler l’eau tiède sur les draps au fur et à mesure que la pile montait. Quand chaque pone était affété.

 

- Dame, o n’en téndrét pa mae ! 15

 

Un dernier arrosage, et c’était fini pour la journée.

 

 

 

Le lendemain on la (coulait).

 

De bon matin, après le pansage et la traite des bêtes à l’écurie, et le café bu, on se hâtait d’allumer le feu sous la poeloune. L’on commençait avec le vouédour à arroser de lessi, la bujhàie.
La patronne s’affairait à attiser le feu et, montée sur le socle, répandait le liquide chauffé qui fumait et emplissait la buanderie d’une forte odeur balsamique. Elle ne cessait, au cours de la journée, de surveiller la bonne marche du travail. Même à l’heure du repas de midi, on se relayait. On avait fait cuire des pommes de terre dans la cendre chaude, couverte de braise. On creusait en son milieu la pomme de terre cuite ; une lichette de beure, une pincée de sel, et on mordait à pleines dents. Quel régal !

Dans la soirée, les voisines venaient faire un tour. On n’était pas pressé comme maintenant.

Elles devaient, à tour de rôle, donner la bonté à la bujhàie. Le vouédour changeait de mains et elles vidaient la poeloune sur le linge. Le lessi coulait toujours par le tuyau de la pone.

 

- À votre tour, la Marie !

- Nun, i pe pa, i la feràe baràe.

- I avun cunpris ! Ve-z-étéz den voutre lune. 

- Pisque ve veléz tot savàe ! 16

 

La conversation continuait ; on se racontait les nouvelles. Plus tard, dans la soirée, on tâtait le lessi, jusqu’à ce qu’il ait un certain moelleux sous les doigts.

 

- O dét bé étre assé. La vela boune a araetàe. 17

 

On laissait tomber le feu, on lâchait le vouédour. Le lessi bruissait, en finissant de couler des pones, comme une source épuisée.

 

 Les voisines venaient en chercher un seau ou deux pour nettoyer leur maison.

- O fera beau demain, les vents sont tournés à l’est.

- Tant meù ! Avéc touts çhés draps !

 

Dans le même temps, à la maison, la ménagère s’affairait à préparer les sauces et le ragoûts, et les tartes pour le déjeuner des femmes de bujhàie, qu’on avait retenues d’avance, et qui viendraient le lendemain. Dans certaines maisons, on promettait un tourteau à sainte Baudruche, qu’on mangerait aussi le lendemain, vers quatre heures, sur le pré, en retournant les draps.

Les hommes, dans le pré proche, avaient planté les paucraces. Demain, dès la rosée évaporée, on tendrait dessus les cordes.

 

Le troisième jour

 

était le grand jour. Dès après le petit déjeuner, arrosé de café, les fames de bujhàie 18 la désassiant 19. D’abord, les paquets que les voisines venaient reprendre, puis les draps, encore tout chauds et fumants, que l’on mettaient dans sacs de toile, ou sur des tréteaux, jusqu’au dernier.

C’était l’affaire des hommes de sortir de la pone les sacs de cendre, lourds de l’eau retenue, tout dégoulinants, qu’ils allaient vider en tas, dans un coin du jardin. Sèche, on la mêlerait au fumier. Rien ne se perdait.

Nous suivions les hommes, et notre plaisir était d’imprimer nos doigts ou nos pieds dans cette coulée de lave encore tiède, ou d’élargir les rigoles.

 

- Veléz-vous fini lés draules ! ve-z-aléz core vous échouti. 20

 

Mais nous n’écoutions guère.

 

Dans le bourg, pour rincer et battre le linge, il y avait les cales communales qui, au bout des rues aboutissant à la Sèvre, qui s’inclinaient en pente douce, toutes pavées. À la belle saison, les jeunes s’y baignaient, apprenaient à nager. Quand on a approfondi la Sèvre, elles furent supprimées.

En dehors du bourg, chacun devant sa maison avait sa cale. La préfecture donnait, sur demande, l’autorisation. On y attachait les bateaux. Les bêtes à l’écurie y allaient boire, matin et soir, ou en rentrant de la pâture. On râclait les bouses.

La rivière étaient belle alors ; l’eau claire. Les vairons, les goujons, les loches ou les gardons fouillaient entre les cailloux et, à notre approche, se sauvaient en bandes compactes, en ridant la surface.

 

Le cresson poussait tout près, et la berne ou les myosotis d’eau.
Les libellules voletaient sur les bords, se posaient sur les joncs cassés que le courant faisait onduler et leur reflet, brisé ainsi dans l’eau, dessinait des losanges. Les hirondelles faisaient mille tours en s’égosillant, griffant le miroir d’eau d’une aile rapide, gobant au passage une mouche ou un mucét. 21

Une grande barne avait été tendue sous l’eau, reposant sur la cale, retenue à chaque coin et en son milieu par des pavés. Les femmes, agenouillées dans les gardes-genoux, se courbaient sur le lavoir, le batour 22 à portée de la main et se relevaient d’un même élan pour secouer les draps dans l’eau claire.

 

Et c’était un va-et-vient de la buanderie à la cale, et de la cale au pré où sitôt, le linge lavé, bien tordu par deux femmes, était mis à sécher sur les cordes tendues, dans un grand remuement des jambes, de bustes et de bras, et les langues ne chômaient pas non plus.

 

Ceux qui n’avaient pas de pré, dans le bourg, mettaient la lessive à sécher sur les places communales, laissant juste le passage aux voitures à cheval.

 

Il fallait que le gros de la lessive soit étendu avant le déjeuner pour qu’elle puisse sécher avant le coucher du soleil. Les jours raccourcissaient déjà, en cette saison.

 

Le repas de midi était simple mais copieux et à table, on ne chômait pas non plus.
L’exercice en plein air aiguisait l’appétit.
Après le café bu, arrosé d’une goutte d’eau-de-vie, quelques laveuses, leur travail terminé, leur dû mis dans la poche de la dorne, sous le mouchoir, s’en allaient.

D’autres restaient. Il y avait les draps à retourner. On les prenait à chaque bout, on les secouait dans un grand claquement, pour les dérider.

C’était dans le pré comme un grand jardin tout fleuri de blanc. Le vent qui passait, enflait les draps comme des voiles.

Le soir, les draps, soigneusement pliés, étaient rangés dans l’armoire, un bouquet de lavande entre les piles.

 

- Le sentant bun ! Al ét bén réussie. É pi ol at vite sechai.

- L’an dérnàe i aviant pa yut si bea tenp. OI avét falu lés ressorti le lendemén. O nous avét mis en aguenet 23.  

 

Les hommes détachaient les cordes, les enroulaient autour du coude et de la main, dans la fourche du pouce et de l’index. Les paucraces, arrachées, étaient rangées à leur place, dans un coin du fenil.

 

La bujhàie était terminée.

 

- Jusqu’à l’année prochaine ! Si i sun core de çhau munde ! 24

 

1. C’est à dessein que nous n’employons par le mot « tradition » qui a été vulgarisé et détourné de son sens d’origine. Si cette tradition se révèle sous divers courants, comme les affluents se jettent dans un fleuve qui, lui-même, se perd dans la mer, ces branches ont toutes une base immémoriale, sacrée, immuable.

Pour ne parler que de ce que nous savons, on peut appeler tradition le celtisme, la gnose chrétienne médiévale, la kabbale juive. Elle fut chez les templiers, les Fidèles d’Amour dans l’Art Hermétique qui, par les Arabes nous vint d’Egypte, elle est toujours dans les mystères de Mithra dans la Franc-Maçonnerie spiritualiste, chez les Compagnons, les Rose + Croix, les soufis persans ou musulmans, dans les différents Yogas, dans le Zen et le Tao chinois et japonais, dans l’Orphisme pythagoricien. Cette liste n’est pas exhaustive. Il peut exister dans les légendes, les contes, les chansons populaires des brides de cette tradition, mais tellement dégénérée, amputée de ses racines, que la clé en est perdue.

  

2. La grande lessive annuelle - en français, la buée (terme tombé en désuétude dans cette acception). La plupart des mots féminins qui, en français, finissent en ée, notamment les participes passés du premier groupe, ont en poitevin leur terminaison en àie, prononcé aïe. Tous le mots poitevins de cet article sont en graphie normalisée (le grafanjhe), seule enseignée et admise dans les ouvrages et publications faisant usage de cette langue (qui n'est pas un patois mais une langue d'oïl reconnue par le Bureau européen des langues). Dans bujhàie, le groupe jh est un j prononcé du fond de la gorge et plus ou moins expiré selon la zone géographique. 

 

3. Asseoir. Assire la bujhàie signifie que l'on dispose le linge dans la cuve à laver ou cuvier (voir plus loin le nom poitevin pone).

4. Grand bac en bois, où l’on pétrissait la pâte, quand mes grands parents avaient un four.

 

5. Cuvier - cuve à lessive, chez nous le plus souvent taillée dans la pierre.

 

6. Eau de lessive.

 

7. Barnes – toiles cousues ensemble pour faire des ballots. On en faisait aussi en toiles de sac pour ramasser en automne les feuilles tombées, qui servaient de litière.

 

8. Enfants - Grands draules : adolescents.

 

9. piquets de 1,80 m à 2 m, avec une petite fourche à leur extrémité, sur lesquels on tendait les cordes à sécher les draps.

 

10. « Fi de gharce » - littéralement enfant de putain - juron très usité en Poitou.  « Ce sacripan de garçon m'a encore chipé des perches pour faire des virolets. » Faire des virolets consistait à placer, sur deux pierres écartées, un morceau de bois qu’à l’aide d’un bâton on envoyait par jeu le plus loin possible en le faisant tournoyer. Nous devons cette anecdote, rapportée par des amis, à feu Louis Perceau, poète et patoisant coulonnais.

 

11. « Il est insupportable ! L'autre jour qu'il pleuvait, il courait comme un dératé. Il est tombé dans une flaque boueuse. Il était entièrement souillé. » -  Hayissablle (le h est fortement expiré et le double l, mouillé, tend à se prononcer y), littéralement haïssable, mais chez nous atténué au sens de dissipé. Le verbe poitevin cheùre est à rapprocher du verbe français choir, en voie de disparition.

 

12. Le giron - partie du corps allant de la ceinture aux genoux chez une personne assise. Par extension, pan de vêtement ou tablier couvrant le giron.

 

13.  Chaudron en cuivre ou en fonte.

 

14. Récipient en fer-blanc muni d'un manche servant à arroser le linge d'eau de lessive (en poitevin le r final des noms se terminant par our est rarement prononcé - vouédou(r), batou(r), jhou(r)…).

 

15. « Dame ! Il n'en logerait pas davantage. »

 

16. - « Non, je ne peux pas, je porterais le mauvais œil.

- Nous avons compris ! Vous avez vos règles.

- Voilà, puisque vous voulez tout savoir. »

De même, la présence dans la cuisine d'une femme « dans sa lune » était supposée faire tourner la mayonnaise.

 

17. « Ce doit bien être suffisant. Il est temps de l'arrêter. »

 

18. Lavandières employées à la journée.

 

19. Voir note 3 - assire. Désassire consiste à ressortir le linge de la pone.

 

20. « Cessez donc les enfants ! Vous allez encore vous salir. »

 

 

 

 

 

 

 

21. Moucheron.

 

22. Battoir (comme pour la plupart des mots en our, le r final est rarement prononcé).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

23. Le verbe guenàe signifie s'essouffler, haleter. Étre a l'aguenet, c'est être bousculé dans son travail.  

 

 

 

24. « Si nous sommes encore de ce monde » (vivants). Le poitevin utilise le même pronom i pour je et nous.