Un curieux personnage que ce Louis Perceau !

d'après Jean Cabanel - extrait des notes historiques sur Coulon de l'association généalogique et historique de Benet


Ayant débuté dans la vie comme ouvrier tailleur dans un petit bourg de ce Marais poitevin qui est une des merveilles du monde, le voici devenu savant bibliographe. En même temps, il est journaliste politique, technicien du secrétariat de rédaction des grands quotidiens, chansonnier, conteur, poète et bibliophile, ce qui ne l’empêche pas d’être, comme l’épicier célèbre, bon époux et bon père.

 

Il a déjà publié un nombre considérable d’éditions savantes des poètes satyriques des XVIe et XVIIe siècles, il a dressé avec une rigueur d’huissier l’inventaires précis de tous les livres parus sous le manteau et mis en fiche tous les aliments livresque de la luxure. D’une main que nulle émotion ne fait trembler il promène dans les cercles de l’Enfer sa lanterne de bibliophile et avec une patience d’herboriste pèse les épices de Vénus, mesure les attributs d’Éros, compte les plumes des Amours, met en herbier le gazon d’Aphrodite et analyse avec gravité les selles de Cupidon.

 

Sa bibliothèque d’ouvrages rares et curieux est sans doute la plus riche et la plus complète qu’il y ait en France et Hector Talvart lui-même ne peut prétendre lutter sur ce point avec son ami Perceau. Tout un monde assez effrayant se tient là, tapi. De fragiles entraves de verre et de papier-cristal retiennent enchaînés, quatre siècles de luxures et les empêchent de se répandre dans les salles d’études de ces écoles maternelles de la ville de Paris où leur savant et vigilant gardien depuis quelques années abrite à la fois ses monstres et sa famille.

 

Gardez-vous bien d’ailleurs de prendre Louis Perceau pour un marquis de Sade de l’anarchie qui, dédaigneux de jeter des bombes, projetterait de corrompre l’esprit de la jeunesse de nos écoles. Il n’y a pas au contraire d’être plus sain que ce collectionneur de sadismes. Il est sans détours et sans ombres. Le monde de la noce lui est totalement étranger et le vice ne l’intéresse que s’il peut en mesurer le format, en collationner les pages, en décrire le titre, le faux-titre et les éditions successives.

 

Bibliophile à mes heures, c’est à l’occasion de la publication de sa bibliographie de l’Enfer de la Bibliothèque nationale que je suis entré en relations avec Louis Perceau. Il était à ce moment un des lieutenants du brave général Hervé alors directeur de la bruyante, étonnante et détonnante Guerre sociale. J’admirais ce Perceau, pris par les réunions, le journal, le procès, la prison et les manifestations dans la rue, d’avoir réussi à mener à bien ce travail considérable et méthodique exigeant la patience et le silence. Je reconnus à cette occasion que ce charmant énergumène avait au fond la passion de l’ordre et je me fis cette réflexion que tant de bibliophiles seraient à la tête d’un mouvement révolutionnaire les bourgeois pourraient dormir tranquilles…

 

Je le retrouvai après la guerre séparé depuis longtemps du général qui, devenu surpatriote, dirigeait une Victoire sans voix. Mon Perceau habitait un petit logement dans cette vieille et sombre maison de la rue Bourbon-le-Château célébrée par Guillaume Apollinaire et Fernant Fleuret et qui abrite encore aujourd’hui les poètes André Mary et Maurice Chevrier. Tout en taillant et cousant ses propres habits, l’ex-ouvrier tailleur polissait de fort beaux poèmes qu’il allait bientôt publier sous le pseudonyme d’Alexandre de Vérineau dans une édition à tirage limité, farcie de notes et d’un glossaire dû à la plume d’un certain Helpey assez semblable à lui-même.

  

Louis Perceau, patriote poitevin, est né à Coulon (Deux-Sèvres) le 22 septembre 1883. Son père, comme d’ailleurs son grand-père, était établi marchand-tailleur, ce qui veut dire que dans la boutique paternelle on vendait un peu de tout : cornichons, pruneaux, supettes et complets sur mesure. Le jeune Louis, élève de l’école communale, prépare l’examen des bourses car son père voudrait faire de lui un instituteur. Quelle idée ! Le gamin n’a qu’une ambition : devenir ouvrier tailleur comme le commis qui travaille à la boutique. Quelle belle vie ! C’était la fin du compagnonnage. On voyait le jeune ouvrier se balader dans les pays voisins, son baluchon sur l’épaule et son accordéon en bandoulière. Il embrassait les filles au passage parmi les grands éclats de rire et s’arrêtait dans les cafés pour pérorer et vendre sa marchandise. Louis Perceau aussitôt en possession de son certificat d’études envoie promener les livres de classe, saute sur la grande table encombrée d’étoffes, s’assied et, les jambes croisées suivant la tradition, s’empare des lourds ciseaux qui sonnent et glissent sur le bois ciré. Mais il ne s’agit pas seulement de tailler et de coudre, il faut vendre. Il monte alors avec sa mère dans un bateau plat et va livrer ou offrir la marchandise le long de la Sèvre. Il conduit l’embarcations chargée d’épicerie et d’habits de draps à travers le Marais Poitevin, s’aidant tantôt de la « pelle » tantôt de la « pigouille ». En attendant sa mère, il se couche au fond du bateau et fait des vers.

 

Il n’y a pas longtemps qu’il a eu la révélation de la poésie. Il la doit à un vieux bouquin trouvé dans le grenier et à un poème qui – aussi étrange que cela puisse paraître – n’est autre que les Stances à du Perrier. L’enfant avait bien appris à l’école des fables et des « Mon père ce héros au sourire si doux…. »   mais ces stances de Malherbe avaient rendu à son oreille d’adolescent un son bien autrement ravissant. Rien ne lui paraissait plus beau que de pouvoir faire une pareille musique avec de tels mots. Et gauchement, il tentait de créer une beauté approchante.

 

Mais il allait bientôt rencontrer un autre sujet d’enivrement : la politique. Son grand-père avait voté NON lors du plébiscite ; son père était blanquiste. Louis Perceau ne tarde pas à se joindre à ceux qui dans la région se préoccupent de grouper les ouvriers et de faire leur éducation politique. En 1901 il s’en va travailler à Paris comme ouvrier tailleurs dans une boite de la citée Germain-Pilon au milieu de revendeurs de bouts de mégots. Délégué au Comité révolutionnaire central, il fait connaissance des hommes groupés autour du journal Le Petit Sou et, vers D1906, Lucien Rolland, propagandiste et chansonnier le présente au Groupe des Poètes et Chansonniers révolutionnaires. Il y a là Victor Mérie, Gustave Goublier, Gaston Couté, Guérard…

 

Un jour, en compagnie de vingt-sept militants, il met sa signature au bas d’un projet d’affiche qui, imprimée sur papier rouge et placardée sur les murs de Paris, conduit tous les signataires en prison. Libéré Perceau reprend l’aiguille ; mais en 1909 les camarades viennent le chercher pour entrer au journal fondé par Gustave Hervé et quelques autres signataires de la fameuse affiche. Voilà l’ouvrier tailleur, voilà le poète devenu journaliste.

 

Il l’est encore aujourd’hui après avoir plusieurs fois changé de patron. Mais voyez comme la vie est faite de hasards ! Durant sa détention à la Santé la lecture d’un ouvrage de Van Bever sur les poètes satyriques des XVIeet XVIIe siècles lui a révélé un monde et un personne poétique inconnu. Son ami Harmel le voyant si désireux de connaitre lui apprend qu’il existe à Paris une bibliothèque nationale et l’y conduit. Pénétrant pour la première fois de sa vie dans cette auguste prison du livre, l’ouvrier tailleur en rupture d’aiguille, le révolutionnaire en rupture de cellule est saisi d’admiration et de respect.

 

Il partage dès lors son temps entre l’agitation dans la rue et le silence des bibliothèques.

 

Le nez dans les bouquins il essaie de faire avancer un travail depuis longtemps commencé sur la chanson populaire, mais en même temps il ne résiste pas au plaisir d’étudier ses chers poètes satyriques. Ce goût le met en rapport avec deux messieurs qui à la même table que lui tentent de dresser le catalogue de l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Ces deux messieurs s’appellent Guillaume Apollinaire et Fernand Fleuret éprouvent bien des difficultés pour établir leur répertoire. La collaboration de Perceau, sa patience, son esprit de méthode, son application grave et passionnée rend tout plus facile et, en février 1913, les éditions du Mercure de France peuvent faire paraitre sous la signature des trois fureteurs la fameuse Bibliographie de l’Enfer dont une réédition a paru en 1919 à la Bibliothèque des curieux.

 

Et voici notre journaliste-poète devenu bibliographe !

 

Sous son nom il a publié des éditions critiques, des poésies de Brantôme (1927), du Cabinet secret de Parnasse (1928-1932), des oeuvres complètes du marquis de La Fontaine (1928-1932) et de Léonore et Clémentine du marquis de Sade, ainsi qu’une bibliographe de Roman érotique au XIXe siècle (1932) (1- Paris Fondrinier 2 Vol.in-10).

 

Sous le pseudonyme d’Alexandre de Vérineau il a publié les Priapées (1920), douze sonnets lascifs pour les délassements d’Eros ; Au bord du lit, recueil de stances. Sous le pseudonyme d’Helpey, bibliographe poitevin, il a donné des éditions critiques des grands textes érotiques du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, ouvrages généralement publiés sous le manteau et tirés à petit nombre en éditions de luxe. Enfin en collaboration il a publié un nombre considérable d’éditions savantes de Ronsard, de Mathurin Régnier, Pierre Motin, du sieur de Sigogne ainsi que de nombreuses études historiques. Il prépare actuellement une bibliographie des poésies de Ronsard mises en musique ; une Bibliographie des poésies publiées sous le manteau. Et son camarade Helpey nous annonce une Redoute des contrepétries.

 

La poésie pour Louis Perceau est un art plastique. Il aime à reppeler que Malherbe se vantait de n’être « qu’un arrangeur de syllabes ». C’est pour notre ami le caractère essentiel de la poésie. Il n’est pas touché par le côté qu’on dit « poétique » de la poésie et qui émeut tant de lecteurs, en restant cependant tout à fait étranger à l’art poétique. À ce compte-là, la poésie est partout. Il y a de la prose poétique – et ce n’est pas toujours le meilleur ! – il y a des paysages poétiques, il y a des états d’âmes poétiques. Mais enfin il y a la poésie et elle a ses lois artisanes. Le vrai poète trouve dans la discipline la plus stricte la liberté qui lui est nécessaire. Il n’a que faire de celle qu’on lui propose de l’extérieur et sa volupté doit être justement de créer de la beauté dans le cadre rigide qu’il se donne à lui-même. Si tout est permis sur quoi vraiment s’exerce le génie ?

 

Ce qu’il y a d’admirable dans un poème de Malherbe c’est que les mots sont arrangés de telle manière qu’il semble impossible de les arranger autrement. Rien n’y manque et, en même temps, rien n’y est superflu. Aussi Perceau proclame-t-il volontiers qu’à son avis les plus grands poètes français de tous les temps sont : Malherbe, Racan et Maynard. Complétons et tempérons toutefois ce jugement en indiquant que parmi les poètes modernes Perceau a voué un culte tout particulier à Renée Vivien et que, de nos jours, il salue Vincent Muselli comme le plus grand poète vivant.

 

Ce qu’on appelle « sensibilité moderne », toute l’exploitation du « frisson nouveau », toute cette poésie de l’épiderme, chair de poule et fièvre de veau, toute cette littérature de petits angoissés passent à côté de lui. Son attitude vis-à-vis de la prose est d’ailleurs semblable à celle qu’il a adoptée vis-à-vis de la poésie. Il a horreur de la littérature dite psychologique et analytique. Ce qu’il goûte avant tout en art c’est la clarté, la précision et l’élégance dans la forme. C’est ainsi que les auteurs du XIXe qu’il relit avec le plus de plaisir sont Paul-Louis Courrier, Renan, Anatole France et Pierre Louys. Quant aux anciens, il se contente d’admirer Voltaire et surtout Diderot.

 

Comme on peut s’en rendre compte, la position intellectuelle de Perceau ne manque pas de logique. Il aime la clarté et lui-même est toute clarté. Ce n’est pas dans sa géographie cérébrale qu’on trouvera ces territoires incertains et mouvants habités de passions contraires et de curiosités esthétiques. Le doute n’est pas en lui et ce Parsifal poitevin, vacciné contre les philtres infernaux, ne succombe pas aux tentations que peuvent lui offrir les tendres sorcières de la littérature.

 

D’ailleurs cet écrivain, ce poète, cet essayagiste, ne fréquente pas les milieux littéraires et jamais un intervieweur n’est venu lui demander de lui parler de ses goûts et de ses travaux. Au dehors quand il n’est pas à son journal ou dans une bibliothèque, il vit la vie publique de son parti ; chez lui, il travaille et vit avec joie la vie de famille, s’occupant avec sa jeune femme de l’éducation de ses deux petites filles Madeleine et Josette et leur chantant de belles chansons de son pays poitevin. Ses meilleurs jours chaque année sont d’ailleurs ceux qu’il passe avec les siens dans ce petit bourg de Coulon qui le vit naître et qu’il retrouve toujours avec émotion. Alors, couché comme jadis au fond d’une petite barque, dans le silence des « rigoles » et des « conches » il rêve à Mademoiselle Du Perrieret se répète les vers qui furent pour un gamin de 14 ans la fulgurante révélation de la poésie.

 

Il revoit le chemin parcouru. Il songe au petit apprenti tailleur de la Venise poitevine devenu aujourd’hui savant bibiographe et vivant confraternellement avec les plus curieux esprits des siècles révolus. Mais il est sans vanité et son aventure le fait sourire. N’a-t-il pas l’autre jour découvert un grand musicien du XVIIe. Personne ne connaissait Anthoine de Bertrand. Il l’a rencontré en travaillant à sa bibliographie des poésies de Ronsart mises en musique. C’est Monsieur Henry Expert qui a été content ! Ce savant musicophathe ignorait tout de ce musicien qu’il juge aujourd’hui supérieur à Orlando de Lassus et cette découverte de Perceau, qui a permis la publication des volumes fameux sur Mouvement de la musique françaises au temps de la Renaissance.

 

Voyez-vous, où l’on en arrive, de fil en aiguille, quand on est ouvrier tailleur et qu’on découvre Malherbe à quatorze ans, dans le grenier d’une petite maison de Coulon.