Jeandieu 

publié dans l'Humanité - vers 1915 - Rubrique Contes et nouvelles - Louis-Alexandre Rode (alias Louis Perceau)
puis dans les contes de La Pigouille - 1967 - Louis Perceau 


Jean-de-Dieu Bouteau était sabotier. C'était en quelque sorte sa profession officielle, bien que la confection des sabots de vergne fût loin de constituer son occupation principale.

Son pays natal, qu'il n'avait abandonné que pour tirer son service en Afrique, lui fournissait bien des occasions d'exercer ses multiples talents de type à la débrouille. 

Jean-de-Dieu était né à la lisière du marais poitevin, dans la région où la plaine légèrement accidentée, vient mourir au pays des eaux, des anguilles et des grenouilles, au Marais sillonné de routes d'eau - de conches - et planté à profusion de frênes en souches, de vergnes et de peupliers, qui lui donnent, de loin, l'aspect sombre d'une forêt.

Nul mieux que Jean-de-Dieu  savait les multiples manières de capturer les poissons, les pibeaux qui sont des anguilles à ventre jaune, ou des grenouilles, surtout les manières interdites par les lois et les garde-pêche.

Il connaissait les meilleures cressonnières de la Sèvre et la plaine, à l'automne, ne recélait aucun « cerne» de champignons qu'il ne visitât à l'aube. Dirai-je, en passant que les noyers jalonnant les chemins ne conservaient souvent, au jour du gaulage, qu'une maigre récolte à leurs propriétaires...

Un peu plus tard, à l'hiver, il déclarait la guerre aux alouettes dodues et aux vulgaires moineaux nichés dans les paillers. Il en était occupé à toute heure et par tous les temps. Par les grands froids secs et les nuits peu claires, en compagnie de Célestin Bouteau, il traînait ses filets dans les labours ou partait à la « nicouarde » avec un court bâton, une lanterne de cabriolet et un sac, pour battre les palisses - les buissons, dirait un parisien - dont les hôtes engourdis, effarés et éblouis, finissaient le lendemain, ainsi que des alouettes du traîneau par cuire à l'étouffée parmi les pommes de terre de l'hôtel du Raisin de Saintonge, recherché entre ceux de la ville voisine par ces messieurs les commis-voyageurs.

Que la neige couvrit la plaine et se maintint, et le petit jour se levait sur Jean-de-Dieu et ses tentes. Un étroit sentier à angles brusques, soigneusement balayé, coupait la grande étendue blanche, et au beau milieu, une corde tendue à quelques centimètres de terre, garnie sur toute sa longueur de nœuds coulants en crin de cheval, attendait les pauvres alouettes attirées par les grains semés tout au long. À quelque deux cents mètres, au coin d'un fossé, Jean-de-Dieu, assis sur son pliant, surveillait les tentes menacées par les gendarmes et les éperviers, en se régalant d'ail cuit sous la cendre ou d'une rôtié de pain graissée de graisse d'oie.

À la brune, enfin, armé d'une bourole, laquelle est un grand filet en forme de poche, monté sur deux perches en compas, et qui sert à la pêche des anguilles, il allait « pêcher » les moineaux des paillers ou des granges à foin. Il visitait pour se reposer, pendant la journée, les trébuchets, par lui, pendus aux branches, un peu partout, et cueillait les mésanges que leur mauvais destin avait conduites auprès des noix entr'ouvertes se balançant à un bout de ficelle, entourées de crins blancs vrillés en nœuds coulants.

Le « poil » avait à redouter, en outre de Jean-de-Dieu, Réveillaud, qui n'avait pas son pareil pour rabattre les lapins apeurés, sans trop donner de la voix, comme un honnête chien de braconnier, vers les terriers des anciennes carrières de la côte du champ du Châgne. C'est là que les attendait Jean-de-Dieu, qui, ses poches posées à chaque issue, faisait donner la garde : Frédéric III, monarque héréditaire d'une famille de furets, était lâché dans le terrier, après un bon quart d'heure de silencieuse attente, et faisait tinter son grelot, dont le son s'éloignait ou se rapprochait jusqu'à ce qu'il fût remplacé par le bruit sourd d'une patrouille de cavaliers accourant au galop, le bruit du lapin survenant à toute allure pour culbuter dans la poche.

Une autre fonction importante de Jean-de-Dieu, c'était de conduire, l'été, à travers les marais, par les conches bordées de grands peupliers et de souches de frênes, les touristes descendus à l'auberge du Terminus. Ceux qui consentaient à dîner tard et à coucher à l'auberge profitaient de la grande tournée. On partait en pleine chaleur, après déjeuner, à travers les marais à l'herbe épaisse et remplis d'ombre, et le bateau plat suivait les conches en traçant son chemin dans le tapis vert clair des lentilles d'eau. On arrivait à la cabane du Chail à l'heure où l'on tire les vaches et où l'on peut se faire offir de grands bols de lait tiède sortant du pis. et l'on repartait juste à temps pour que la nuit survint en route, la nuit étrange et calme du marais, lorsque le clapotis de la pelle de Jean-de-Dieu, le coassement doux d'une grenouille ou le brusque plongeon d'un rat d'eau, traçant en travers de la conche, devant le bateau, un sillon à peine visible, sont les seuls bruits troublant le calme nocturne du pays des eaux.

Jean-de-Dieu n'avait pas son pareil pour faire filer le bateau plat ; dans les conches profondes, à la pelle, une rame indigène ; et dans les petites conches à fond de vase, à la pigouille, une longue perche terminée par une courte fourche de fer à deux doigts.

Le jour du 14 juillet, entre la première course aux canards et la course des femmes en bateau, il remportait invariablement le premier prix de course à la pigouille et abattait en quatre minutes, la distance du grand pont à la passerelle, qui en prenait cinq ou six à ses concurrents. Il avait non moins invariablement accoutumé, lorsqu'on lançait le dernier canard - le malin, celui des marais - de plonger dessus tout habillé, de la tête d'un bateau, au moment précis où l'un des concurrents allait enfin le capturer à la nage, en soufflant comme un triton.

mais la grande occupation, le travail principal de Jean-de-Dieu, c'était de gagner des champoreaux à la manille aux enchères.

En somme, célibataire endurci et asse ivrogne, braconnier, maraudeur et bricoleur autant que sabotier, tel était à cinquante-deux ans jean-de-Dieu Bouteau, que ses compatriotes appelaient Jeandieu, mais qu'ils désignaient plus communément, en souvenir des exploits renouvelés à chaque 14 juillet sous le sobriquet de la Pigouille.