La Venise verte et ses mille canaux a

son amiral Célestin Cardinaud (de la Garette) et ses gondoliers, les Fichet (de Coulon)

Journal inconnu - auteur :  Jean-Paul Leman  - 1952

 

 

 

Un couple de jeunes Parisiens en vacances qui se promenait en kayak sur les eaux de la Sèvre niortaise s'est, l'autre matin, bel et bien perdu. À la fin du jour, les jeunes gens n'avaient pas encore rejoint leurs amis qui arpentaient anxieusement la berge. On fit donner la trompe et le clairon. en vain. Ce n'est que le lendemain matin que les naufragés furent recueillis, transis, garrottés par les mille bras d'eau de la Venise verte.

C'est un étrange royaume où tous les chemins marchent.

Il y a encore peu d'années, les morts et les berceaux, les mariages et les troupeaux glissaient sur les biefs à bord de larges barques de neuf pieds que poussaient des nautoniers armés de la pigouille.

Aujourd'hui, c'est un paradis aquatique aux impasses berceuses faites pour endormir les pèlerins de la canicule.

Dans son empire de la Garette de Sansais, j'ai vu Célestin Cardinaud, 72 ans, l'Amiral Cardinaud avec sa barbe triangulaire faufilée de blanc, sa casquette, sa trompe de commandement. 

Et ses béquilles, son pauvre et glorieux moignon.

 

Ah ! les belles demoiselles !...

« J'en ai t'y promené de belles demoiselles depuis le temps :

Marie Dubas, Loïc Fuller, Joséphine Baker et, l'an dernier, Danielle Darrieux. Bon sang qu'elle écrit mal, cette petite. Elle est jolie comme un chou pommé, mais je suis bien incapable de lire ce qu’elle a écrit sur mon livre d'or !

Et puis des messieurs : le cardinal Verdier. D'autres encore avec de jolies cravates : M. Marcel Thil, M. Noël-Noël, M. Robert Schuman, il y a deux ans.

M. Schuman m'a dit textuellement : " Mon cher Amiral, je voudrais bien être le ministre des Affaires étrangères de votre république."

Ouais on dit ça et puis on s'ennuierait trop chez nous l'hiver.

Tenez, voyez sur mon livre la dédicace du maréchal Joffre : "À un vaillant soldat". C'est moi. Ah ! le maréchal, s'il avait voulu, je l'aurais promené jusqu'à la mer !

Et Mme Doumergue, donc. Là pour elle, j'ai été bien attrapé, foi de Cardinaud. Je ne savais pas, moi. On me dit : "Amiral, voici une dame dont le mari a une bonne place à Paris. faites-lui faire votre plus joli circuit."

Au retour, au moment où j'accroche mon bateau à l'embarcadère, ces gens me disent à l'oreille : "vous venez de piloter la femme du président de la République". si Mme Vincent Auriol veut bien un jour visiter le marais, cette fois, on ne m'aura pas.» 

Comment il s'est comporté sur la terre ferme

L'Amiral ne manque pas de mérite ; il se balance de la berge avec ses béquilles, comme une escarpolette, et, hop ! d'un saut, il atterrit dans sa barque, sur un pied.

« Bah fait-il, une jambe de plus ou de moins, on s'habitue, surtout pour aller sur l'eau.»

Il ne faut pas pousser beaucoup pour qu'il évoque les circonstances de son drame.

« On avait avancé de trois kilomètres. C'était le 25 septembre 1915 à Perthes-lès-Hurlus. Tout d'un coup, crac ! je reçois je ne sais plus combien de balles de mitrailleuse dans la cuisse. 

Ils m'ont donné la médaille militaire, la Légion d'honneur et p't-êt' bien aussi le Croix de guerre…»


Ludovic Fichet a commencé les promenades en barques en 1933.
Ludovic Fichet a commencé les promenades en barques en 1933.

Jacques Fichet ferme les yeux devant les amoureux.

À Coulon, près de Niort, qui est en quelque sorte la « Joliette » du marais, Jacques Fichet et son père Ludovic « pigouillent » de l'aube au crépuscule durant ces jours chauds.

Des caravanes de touristes débouchent dans les rues blanches du village et descendent vers le port, où les vingt gondoliers de Fichet, perches haut levées, les attendent.

Jacques Fichet a déjà la main souple et la hanche légère qui font les grands nautoniers de la Venise d'émeraude.

« Sabotier l'hiver, dit-il, je passe la moitié de ma vie, à la belle saison, sur l'eau. C'est amusant, mais le soir, quand la journée a été dure, j'ai les reins cassés.

Les amoureux sont gentils mais comme je ne peux pas leur tourner le dos, je ferme parfois les yeux. Eux aussi d'ailleurs.»

Ils le regretteront car elle est belle la tache bleue et tremblante du ciel. À midi, c'est un tournoiement de couleurs qu'avive l'étincellement des flammes vertes des peupliers. 

Mais les amoureux sont seuls au monde, perdus dans le grand silence vert des conches où, de juin à octobre, règne un sens unique rigoureux

pour que les distraits – ou les tendres – n'éperonnent pas les gondoles

glissant sur la chevelure des canaux.